Les marques à la recherche de la pertinence
Nous vivons un temps de mutations. Désormais, l’innovation ne rime plus avec la seule conception de produits et de services, ni même avec la simple élaboration de modèles d’affaires inédits. La force d’innovation n’est plus nécessairement proportionnelle au nombre de brevets déposés par une entreprise. L’innovation percole dans tous les domaines, y compris celui du sens. Bienvenue dans cette ère de transparence où ce qui compte n’est pas ce que vous dites mais ce que vous faites, pourquoi vous le faites, voire ce que vous êtes.
Krating Daeng. Ce nom vous dit-il quelque chose ? C’est l’appellation originale de la boisson énergisante Red Bull, produite à l’origine par une entreprise thaïe. N’allez toutefois pas leur dire que vous ne saviez pas que le célébrissime nectar était une invention issue de leur pays ! Vous les vexeriez. Le cas de Red Bull, une société dont le chiffre d’affaires flirte avec les six milliards de dollars annuellement et qui est encore détenue en partie par un actionnaire thaïlandais, ne demeurera sans doute pas une exception. Au cours des prochaines années, les marques thaïes, indiennes ou chinoises ne se gêneront pas pour se tailler une place de choix dans nos marchés. Non seulement elles s’imposeront sans doute, mais elles puiseront aussi dans leur propre culture les ressources de sens qui leur permettront d’être signifiantes pour nous. Les jeunes entrepreneurs d’Asie l’ont bien compris. Décomplexés par rapport à la génération qui les a précédés, ceux-ci ne s’accrochent plus aux villes où ils ont étudié. Ils sont conscients que l’avenir qui se dessine pour eux est plus prometteur à Séoul, Mumbai ou Hanoi qu’à Londres, New York ou Montréal. (Crédit photo : Marieke Kuijjer – Wikimedia Commons)
Qu’elles soient du Sud ou du Nord, les entreprises en démarrage qui s’imposent aujourd’hui comme des acteurs incontournables dans le contexte de marchés souvent saturés illustrent bien cette force de l’innovation qui passe aussi par le sens. Ces jeunes pousses, qui se centrent sur la raison ou le pourquoi de leur activité, nous posent des questions et entretiennent un dialogue permanent, haussant volontiers le ton pour imposer leur propre vélocité, leur propre cadence. Peu importe leur taille, elles s’adressent sans gêne aux consommacteurs, prenant position sur les enjeux de l’heure. Uber, Airbnb ou encore Tesla ne disent-elles pas vouloir se battre contre les pratiques établies en en repensant aussi la signification de façon perturbatrice ? Ce faisant, qu’on y soit favorable ou non, elles nous obligent à prendre parti.
Qu’attendons-nous de l’exubérant patron du groupe Virgin, Richard Branson, ou, plus près de nous au Québec, de l’homme d’affaires Alexandre Taillefer ? Ces individus innovent, d’abord en conférant un surplus de sens aux produits ou services sur lesquels ils jettent leur dévolu. Leur regard a une valeur pour les communautés avec lesquelles ils se lient bien au-delà d’une simple activité commerciale. Ils ne se contentent pas de proposer de nouveaux produits et services : ils bâtissent le monde de demain en posant des questions essentielles. Leurs initiatives, multiples et rapides, suscitent l’adhésion. L’effet d’attraction est ici palpable et chacun se demande quel sera leur prochain mouvement ! Par le sens qu’ils confèrent à leurs actions, ils transcendent le seul monde des affaires et ses objectifs financiers. C’est par une contribution au sens large, y compris sur le plan culturel, social et environnemental, qu’ils sont en mesure de susciter l’enthousiasme.
Notons que sur des marchés surpeuplés, innover signifie parfois non pas ajouter encore à la confusion mais, à l’inverse, retirer quelque chose. Faire simple pour faire sens. Google l’a bien compris. Curieusement vide, épurée à son maximum, la page d’accueil du navigateur le plus populaire au monde mise sur l’élégance. Coco Chanel ne disait-elle pas que, devant son miroir, avant de sortir pour une soirée, retirer quelques vêtements, bijoux ou accessoires était la règle première de l’élégance ?
Image de marque, image de masque
Si la Grande Mademoiselle semblait déjà à l’affût de cette innovation par le sens, d’autres marques contemporaines n’ont toujours pas mesuré l’envergure de la tourmente en cours. Longtemps considérée comme une invention du marketing, la marque est pourtant née bien avant les années 1950. Ses origines sont presque immémoriales. Dans un monde devenu transparent, elle semble aujourd’hui reprendre le cours de sa longue histoire. On ne peut plus rien cacher au monde. Nous sommes entrés dans l’ère de la transparence. Ce que Don Tapscott nous annonçait dans The Naked Corporation est en voie de s’accomplir.
Désormais, la marque n’est plus un simple discours publicitaire. Le consommacteur scrute tout. L’entreprise traite-t-elle bien ses employés ? Gère-t-elle adéquatement sa chaîne de production ? Qu’en est-il de ses décisions d’investissements ? Du choix de ses fournisseurs ? Ses agissements composent un vaste geste exposé aux yeux de consommateurs-citoyens. Toutes les entreprises, toutes les organisations tendent à devenir leur propre média. S’inspirant de la méthode du travail journalistique, leur gestion impose de nouveaux rôles stratégiques. Nous vivons au temps des « éditeurs » de marques. « Éditeurs en chef » et « rédacteurs en chef » trônent ainsi au palmarès des postes les plus névralgiques des entreprises contemporaines, soucieuses de préserver leur capacité à interagir de façon pertinente avec la société qu’elles contribuent aussi à produire. Pour être au diapason, il s’agit paradoxalement d’en montrer beaucoup sans en dire trop. La société Pampers ne parle plus de sa marque : elle aide d’abord les jeunes mères et affirme souhaiter leur être utile. Le sens ne peut plus se construire sans pertinence. C’est là plus qu’une simple évolution tactique ou même stratégique : c’est d’une nouvelle tête qu’il nous faut nous doter !
Apple est passée maître dans cet art. Les présentations des nouveaux produits de la multinationale sont très courues. Rien n’est laissé au hasard. On en apprend toutefois bien peu sur le produit lors de ces immenses mises en scène. Ce spectacle tient avant tout du rite. Le client intéressé se nourrira plutôt de l’information rapidement diffusée sur les réseaux sociaux et dans les médias après coup. Et il complétera cette information avec sa propre expérience.
Intel a elle aussi sauté à pieds joints dans cette quête de sens. Dans l’une de ses publicités, l’entreprise donne la vedette à l’un de ses employés, co-inventeur de la clé USB. Une façon pour elle de nous dire que le génie de la marque ne se résume pas aux microprocesseurs. La marque a longtemps été portée par les produits et services qu’elle signait. Les femmes et les hommes qui composent une organisation l’incarnent de plus en plus. Intel, ce n’est pas des microprocesseurs : Intel, ce sont des cerveaux. C’est là qu’elle puise son sens et sa force. Le produit réalisé n’en est que l’incarnation singulière ou momentanée.
Signature : Pierre Balloffet, professeur agrégé au Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal. En collaboration avec Francis Halin, journaliste
[ASIDE]Rewined, fabricant de sens
Un jour, un serveur de Charleston, en Caroline du Sud, en a eu assez de voir une quantité innombrable de bouteilles vides être mises aux ordures. Il a donc eu l’idée de les conserver pour en faire des bougies. Résultat : la bouteille vide que tout le monde regardait sans intérêt se vend maintenant près de 40 $ l’unité. L’entreprise est florissante. Ces bougies ont une histoire ; le récit de leur naissance confère du sens au produit. Ici, l’innovation a aussi donné naissance à d’autres produits dérivés tout aussi populaires. En plus des bougies, Rewined vend aussi des verres fabriqués avec de vieilles bouteilles et du savon.
L’Apple Watch : sens dessus dessous
L’innovation par le sens se révèle de manière frappante lorsqu’on se penche sur le cas de l’Apple Watch. En effet, depuis la nuit des temps, la mesure du temps est une chose publique et commune. Tout un chacun pouvait consulter le cadran solaire ou l’horloge du clocher de l’église au village. La mesure du temps scandait à l’unisson la vie d’une communauté. Plus tard, l’horloge a fait son entrée dans les maisons, souvent dans le salon. Le temps est devenu une affaire familiale. Puis, peu à peu, en acquérant un caractère de plus en plus particulier, il s’est glissé dans nos poches avec les montres de gousset. Finalement, la montre s’est encore rapprochée de nous en venant enserrer notre poignet.
En 2016, Apple Watch réussit à innover par le sens, en proposant un produit qui ne fait pas que donner l’heure mais qui est littéralement branché au corps. Tout se passe comme si ce produit « entrait en nous ». Rythme cardiaque, activités, sommeil, etc. : tout est mesuré de façon personnelle et intime. L’Apple Watch donne en temps réel l’état de santé et d’activité de celui qui la porte. En ce sens, le produit a remporté son pari.
En outre, en recrutant l’an dernier Angela Ahrendts, ancienne PDG de Burberry et spécialiste réputée des vêtements de luxe britanniques, Apple accorde sa compétence en design et sa sobriété légendaire avec une approche esthétique qui n’est pas éloignée de celle du marché du luxe. Ne vous étonnez plus de ces produits proposés en couleur or ou or rose. L’innovation, ici, passe aussi par le sens des objets sur lesquels se dépose la marque, au-delà de leur seule valeur fonctionnelle.
La plupart des personnes à qui on présente une Apple Watch ne s’y intéresse guère de prime abord. Quand on leur exhibe toutefois ce produit orné d’un bracelet de marque Hermès, leur regard change. L’effet de séduction est presque immédiat. Une étincelle s’allume dans leurs yeux. Le récent partenariat d’Apple Watch avec Nike s’inscrit dans cette même logique.
Gageons que les marques qui feront l’effort de bien comprendre leurs propres racines et de leur rester fidèles demeureront signifiantes et parviendront ainsi à préserver leur pertinence dans une société et une économie soumises à de nombreux aléas. Dans un monde qui bascule, innover pour une marque, c’est aussi s’interroger sur le sens de son activité ou de sa proposition de valeur. Sans une idée claire de ce sens, il n’existe pas de boussole sûre dans la conduite des changements qui s’imposent continuellement.
[/ASIDE]
Article paru dans la revue Gestion HEC Montréal avec laquelle Cominmag a désormais un accord d’échange d’articles.